Au cours de l’histoire, certaines utopies ont réussi à transcender leur état imaginaire pour devenir des entités concrètes dans le monde réel. Les qualificatifs qui leur ont été attribués par les auteurs ou philosophes sont nombreux, témoignant de l’importance de la question. Les concepts d’utopie de reconstruction, réalisables ou encore concrètes, soulèvent des questionnements quant au sens que pourrait prendre alors l’utopie face aux définitions exposées précédemment. N’y aurait-il pas, dans le rapprochement de ces concepts, une sorte d’oxymore ? Commençons par présenter deux des principales théories donnant naissance à ces concepts.
L'utopie d'évasion et de reconstruction
Lewis Mumford, en 1922, observe la manière dont les utopies s’inscrivent dans la réalité ou l’imaginaire. Il conclut qu’elles peuvent prendre des formes diverses en fonction de l’objectif recherché et les rassemble en deux catégories distinctes : les utopies d’évasion et les utopies de reconstruction. L’objectif de leur conception y est considéré comme l’élément déterminant permettant ou non une concrétisation. La première catégorie s’apparenterait à des récits d’un monde meilleur. Ces derniers servent de refuge en cas de moments difficiles et amènent à surmonter les problèmes. Il s’agit d’un rêve où tout est possible et toutes les contraintes sont supprimées. Ces récits ont également pour objectif de dénoncer un système existant qui serait jugé inapproprié pour en faire apparaitre un plus juste, comme c’est le cas dans Utopia de Thomas More. Dans la deuxième catégorie, les utopies de reconstruction sont imaginées dans un semblant de réalité : un idole (milieu dans lequel se développe l’utopie), similaire à notre monde et imaginé pour analyser des faits en émettant une hypothèse de vie considérée comme meilleure. La proximité entre l’idole des utopies de reconstruction et notre réalité permet donc une transposition visant à rendre concrète cette utopie. Le fait qu’elle soit également conçue dans l’objectif de tenter une expérience nouvelle pousse également ses auteurs à la concevoir, réalisant par ce biais de réelles villes laboratoires.
Les utopies réalisables
Selon la théorie de Yona Friedman (2000), pour qu’une utopie (ou même tout changement de mode de vie) puisse se concrétiser, elle doit répondre à trois lois. Premièrement, elle doit répondre à une insatisfaction collective. Il doit y avoir, à l’origine, un problème. Nous avons vu plus tôt que les utopies se développent pour faire face à une dure réalité et constituent un moyen d’évasion, de recherche de quelque chose de mieux (Mumford, 1922). Pour que cela ait lieu, il nécessite donc une source d’insatisfaction. C’est notamment pour cette raison que la conception d’utopie apparait de manière périodique. Elle se développe en synchronie avec des événements marquants tels que des crises, comme nous pouvons le voir actuellement alors qu’elle avait perdu de l’ampleur depuis quelque temps. Deuxièmement, il doit exister des techniques applicables, capables de mettre fin à cette source d’insatisfaction. L’utopie ne crée rien de nouveau, elle ne fait que mettre en œuvre des remèdes existants. Troisièmement, elle doit obtenir le consentement collectif pour devenir réalisable. Au cours de l’histoire, des visionnaires ont tenté d’imposer leurs idées, cependant, la population n’était parfois pas prête à accepter de tels changements. Pour passer par toutes ces étapes, plusieurs générations sont parfois nécessaires car les changements de mentalité sont de longs processus et les progrès techniques ou scientifiques prennent du temps pour aboutir. En 2015, Jean Haëntjens et Stéphanie Lemoine développent une théorie concernant le développement de nouveaux modèles urbains. Ils considèrent trois facteurs déterminants : les défis, les solutions et la vision. Ces trois éléments peuvent être reliés à la théorie de Friedman (2000) présentée précédemment. En effet, l’idée de défis fait référence à des difficultés connues (par exemple d’ordre militaire, sanitaire, économique, social…) à l’origine d’une insatisfaction collective. Ensuite, la solution, qu’elle soit technique, urbanistique ou politique ramène au remède et aux techniques applicables. Enfin, les concepts de vision et de consentement sont différents mais possèdent tout de même des aspects communs.
Quand l'imaginaire se confronte à la réalité
Après avoir développé ces concepts, il est possible de constater que, bien que les deux termes « utopie » et « concrète » semblent contradictoires, ils peuvent tout de même être associés. Il convient de tenir compte de l’évolution du monde et des progrès perceptibles dans une kyrielle de domaines. En effet, le contexte du XVIIe siècle, au cours duquel Thomas More a « inventé » l’utopie, est bien différent de celui d’aujourd’hui. Ce qui semblait inconcevable durant les siècles antérieurs est parfois réalisable sans grande difficulté à l’heure actuelle. Par exemple, il semblait tiré des rêves les plus fous que l’homme puisse voyager dans l’espace et poser un pied sur la lune. Cependant, maintenant que cela s’est produit, des chercheurs imaginent pouvoir y vivre dans un futur plus ou moins proche. Et même si cela mettra encore du temps avant que ce projet n’aboutisse, cela ne semble plus impossible qu’un jour, un voyage dans l’espace soit nécessaire pour rendre visite à la famille ou des amis, vivant sur une autre planète. Cet exemple met en évidence un principe développé par Norbert Elias. Il en conclut que la définition de l’utopie comme « des représentations imaginaires considérées comme absolument irréalisables » (Elias, 2014, p.96) n’est plus pertinente.
Sources
De Jaeger A. (2023) De la réalisation à la concrétisation d’une ville utopique au tournant du XXIe siècle : le cas d’Auroville. Uliege. Disponible en ligne à l’adresse: http://hdl.handle.net/2268.2/16792
Elias, N. (2014). L’utopie. La découverte
Friedman, Y. (2000). Utopies réalisables. Editions de l’éclat. [En ligne :] Consulté 22 mars 2022, à l’adresse https://www.lyber-eclat.net/lyber/friedman/utopies.html
Haëntjens J. & Lemoine, S. (2015). Eco-urbanisme : défis planétaires, solutions urbaines. Ecosociété
Mumford, L. (1922). The story of Utopias. Boni and Liveright